ISA

Un excès de réflexion rend malheureux ou mystique.

La fille oiseau

D'abord une flamme dans l'air dansant, de l'encens, un fuseau d'éther. Le moindre brin de lumière se posait sur ce morceau pur ; mes rétines, pupilles cornées, toutes immédiatement brûlées. Et je crois que je ne pouvais dire si c'était du jaune, du rouge, ou de l'ocre ; mes sens et mon cerveau ne pouvaient se mettre d'accord. Je crois que je voyais autour de moi le temps bouger.

C'était une femme, un mousquetaire.
Son visage était coiffé d'un haut chapeau de paille, lui même orné de plumes.
Y étaient juchés le grand canard sauvage, le chippeau et le mandarin, ici aussi sûrement la nette rousse et la sarcelle d'été. La gambette du chevalier, Jean le circaète-blanc, et là, le grand Colchide de faisan. Aussi la Pie bleue. Et bien-sûr, la reine de mes volières imaginaires, la corneille noire. Toute entière.

Coulant de la crête des épaules et dévorant ses bras, par brins épais des laines rouges s'enchevêtraient. Mille chenilles grouillantes, immobiles, sujettes à la déesse qui les portait.
Chaque mouvement du corps entraîne les douces tentacules dans un léger tremblement, elles flottent ainsi quelques secondes avant de reprendre leur gel, la tête juste à peine relevée par une certaine électricité.

Elle s'avança dans la salle, quand les regards se tendaient vers elle.
Toute chose autour peu à peu perdrait sa substance et deviendrait décor.
Elle s'immobilisa soudain et marqua la pause, Isidor remarqua les avant-bras joints sur son ventre, un velours noir les maintenait serrés l'un contre l'autre, les mains refermées sur les poignets opposés.
L'étranglement de l'étoffe autour de son corps et de son âme ; pour survivre, enfin.

Voilà une déesse à la couronne bien discrète, se dit Isidor.
C'est comme ça qu'elle accepte ce monde ; sans prêtre.

Elle lui tourna le dos et se dirigea vers le comptoir.

Des fourrures et des insectes en collier, naissait une fine et longue nuque couleur cachou, naviguant droite sur ces tourments. Je savais Laure Lay fille de légende et je croyais voir tous les troupeaux du monde marcher vers le levant.

Elle s'assit tout au fond sur une chaise haute, à l'extrémité du comptoir, où les murs se resserrent et forment une alcôve, sous des ogives lourdement chargées. Il faut croire que les propriétaires et habitués y avaient eux-mêmes accumulé des dizaines d'objets ; innombrables photos, trophées, souvenirs, billets doux ou acides, satires griffonnées, dessins cons léchés, et images de pays lointains, qui n'existent pas. Des vinyles très connus, des équipes de football bleues, toute forme de camelote. Deux guirlandes lumineuses serpentaient dans cet ensemble puis s'enroulaient autour d'une vierge drapée de brun, au visage brutalement éclairé par le jaune incandescent d'une vieille ampoule.
De fait, des vies rêvées accrochées aux murs, dans la vieille chambre d'un enfant.

Le velours se décrocha et les bras enfin sortirent de leur étreinte pour se poser sur le bois de cerisier. Ils étincelèrent.
De l'or en fines insertions découpait des écailles de peau ; tatoués une à une dans l'épiderme.
Mille reflets où le néant et l'éclat s'embrassent, car ils sont les mêmes. Isidor discerna un dessin ; deux traits épais aux poignets, et en-deça, les vagues d'Hokusai avalaient les avants-bras.

Un océan de laves

N'étions nous pas un océan de laves ? Voyez vous comme moi ces longues vagues ondulantes ?
Et entendez vous ces lents entrechocs, collisions géantes ? Bruit de l'univers toujours battant, échos infinis devenus rythmes vivants.
Regardez et vous discernerez la furie des premiers temps.
Belle aube du monde, nous vous saluons.

.......

Par les temps la matière distinguée a pris d'autres allures ; atomes et particules ; eau, pluie, vagues, bactéries et algues. Une bouillie. Longs filaments de vie, poissons tordus aux pattes rabougries. Mammifères, autruches, dodos, chimpanzés, narvals, dogues allemands ou autres chiens fabriqués ; et le magnifique tigre de la Mandchourie.

Il est beau, fille, ce bain de matière en fusion.

.......

Une odeur de café brûlé monte à ma narine, et s'enchevêtrant dans mon système nerveux inonde les cavités de ma conscience; de fraîches visions incohérentes bientôt rempliraient mon âme.

Quels sont ces rêves d'enfants qui me parlent.

.......

Mes paupières épanouies, je découvrais alors, par la fenêtre de l'Amour, l'étendue rouge d'une mer de nuages. Lourds navires incandescents aux voiles déchirées.

Le front collé à la vitre, Isidor regardait le ciel passer au dessus de la ville, lentement. Il sentait le froid du verre sur son front, et s'amusait de voir la graisse que sa peau y déposait, troublant sa transparence.

Il mit ses doigts aux lèvres, effleura ses dents, sa langue, et caressa la muqueuse à l'intérieur de sa bouche.

.......

La cloche de la porte d'entrée tinta. L'atmosphère du salon de thé de la rue Baïkal se perturba et Isidor quitta ses rêveries, et se retournant, crut voir un ange. Cela ne pouvait être que ça, une haute silhouette sombre frémissait dans un halo de lumière ; d'invisibles vents solaires éclaboussaient son visage.

Ainsi, cet océan de laves qu'était la Terre il y a des millions d'années, existe toujours, et si parfois vous pouvez préférer une rose à un œillet, sachez que nous sommes toujours cette même mélasse, brûlante, et enchantée.

.......

Isa, parmi les hommes, sur la route du bonheur.

Isa marche en sifflotant, lentement, paisiblement.
Il lui faut du temps pour calmer ses nerfs, la rage vibrante du feu qui l'anime ; il lui faudra du temps pour que ses gestes battent au même rythme que la pulsation du monde.
La mélodie d'Isa est un battement de paupières, si rapide qu'on ne le voit pas ; et sagement on abandonne l'espoir de la voir un jour. La mélodie d'Isa veut faire de l'éternel, un moment.

Elle est célibataire, et un peu chienne, c'est à dire plus qu'elle collectionne les chiens, elle est parfois un peu nonne, mais provocante, en fait, une sale carnivore. Grosse, bien grosse, vulgaire, lesbienne, elle se verrait bien transsexuel, salope pour sûr, une véritable princesse, notre princesse. Alcoolique. Catcheuse aux pommettes dressés, brute aux larges épaules, soldat aux lèvres rose, tendres, aux boucles dorées brûlées par le chlore. Son rire ne s'interrompt jamais.
Bourgeoise prude assumée, amazone ou nymphe réservée, présidente, elle est sa propre muse. Championne culturiste, libre et engagée. pas fidèle. Rien ne l'oblige, elle rigole au visage de l'amour, à sa face.
Fière et ridicule, bonne et belle, splendide.

Formidable ? Oui !

Un nom de femme ?
Parce que je sais que quand on regarde une femme, il y a semble-t-il ce plaisir étrange de se sentir soudain totalement vulnérable.

Un peu d'art ?
Engager une conversation entre deux personnes qui ne parlent pas le même langage.

Pourquoi ?
C'est une réponse à un cri que les gens ne poussent même pas. Qu'on pressent, qu'on devine.

A nos frères les hommes des cavernes !
Et nos thuriféraires portant nos bières !!
A nos âmes, qui sont des animaux dressés.

"Je ne sais pas si ce monde a un sens qui me dépasse. Mais je sais que je ne connais pas ce sens et qu'il m'est impossible pour le moment de la connaître. Que signifie pour moi une signification hors de ma condition ?"... L'homme absurde est un humaniste, il ne connait que les biens de ce monde." Oliver Todd, Camus, une vie. Extrait du mythe de Sisyphe, Albert Camus.